Saturday, November 17, 2012

Nous avons été parfaitement heureux

En 1934-1935, nous avons été parfaitement heureux, Elise et moi, dans cette région. Nous avions loué à une Mme Dupont quatre grandes pièces dans une vaste maison à allure de couvent au hameau des Queyrelles. Nous étions en face de la ville de Briançon, la dominant de peu mais assez pour l’avoir sous nos yeux, semblable à une vieille estampe avec ses remparts et ses portes. Assis dans le verger clos de murs qui donnait à la maison son caractère de chartreuse retirée si chère à mon cœur, je voyais les mulets bâtés passant les ponts-levis à côté de paysans noirs et de soldats bleus. Les hêtres de la montagne venaient en troupe jusqu’à la fontaine publique où nous allions chercher l’eau de la soupe. Tout de suite au-dessous de nous grondait doucement la Clarée et son confluent dans la Durance. Les nuits étaient bercées du bruit de ces eaux animées sur des pentes encore aimables. Juste avant l’aube, les peupliers se mettaient à bruire plus fort que les torrents dans le vent du Lautaret. Nous commencions tous nos matins en mettant sur notre phono les Concertos brandebourgeois de Bach. D’excellents amis venaient partager nos repas. Lucien Jacques habitait avec nous (nous prîmes par la suite l’habitude, lui et moi, d’aller cueillir dans les prés ces petits champignons roses qui font les « ronds de sorcière », et à force d’en manger nous eûmes des hallucinations fort inquiétantes. Elles nous saisissaient éveillés.) Je travaillais dans un grenier sombre et sonore, hanté de grands meubles ; je n’ai jamais su lesquels, il y avait cependant un lutrin énorme. Aline, grave et fine, usait de son visage italien pour faire ses amitiés d’enfant avec les oiseaux du verger (aussi avec les fourmis et les scarabées cétoines). Sylvie, gorgée de lait, mûrissait sans à-coup, grasse et belle dans son berceau. Elise se brisa la cheville un matin que nous allions camper au clos des Cavales.

Jean Giono, Voyage en Italie

Monday, November 12, 2012

Épave oblique

Renversé, lézardé, morcelé, toute appartenance humaine oubliée, c’est seulement comme un sol que celui-ci maintenant se perçoit, sol indéfiniment déchiqueté, aux croulantes mottes anonymes, dressées-déjetées, qui n’est même plus un terrain, mais les vagues d’une mer démontée, d’une mer de terre en désordre, qui jamais plus ne se reposera.
Sous cette forme informe, qui le prive de lui, il survit, empêché de se reprendre. Incessant écroulement.
Fragments indéfiniment ; fragments, failles, fissures. Épave oblique.

Henri Michaux, Les Ravagés

Friday, October 12, 2012

Sans Titre

L’heure est triste

Lentes, pénibles et graves, ces heures reviennent, aussi fortes, aussi émouvantes – parce que c’est le soir, que l’heure est triste et qu’il y a une sorte de désir vague dans le ciel sans lumières. Chaque geste retrouvé me révèle à moi-même. On m’a dit un jour : « C’est si difficile de vivre. » Et je me souviens du ton. Une autre fois, quelqu’un a murmuré : « La pire erreur, c’est encore de faire souffrir. » Quand tout est fini, la soif de vie est éteinte. Est-ce là ce qu’on appelle le bonheur ? En longeant ces souvenirs, nous revêtons tout du même vêtement discret et la mort nous apparait comme une toile de fond aux tons vieillis. Nous revenons sur nous-mêmes. Nous sentons notre détresse et nous en aimons mieux. Oui, c’est peut-être ça le bonheur, le sentiment apitoyé de notre malheur.

Albert Camus, L’envers et l’endroit, 1937

Monday, July 23, 2012

J'y vais seul

Où je vais, personne ne va, personne n'est jamais allé, personne n'ira. J'y vais seul, le pays est vierge, et il s'efface derrière mes pas.

Jean Giono

Celui-là sait !

O dieux, dieux ! comme la terre est triste, le soir ! Que de mystères, dans les brouillards qui flottent sur les marais ! Celui qui a erré dans ces brouillards, celui qui a beaucoup souffert avant de mourir, celui qui a volé au-dessus de cette terre en portant un fardeau trop lourd, celui-là sait ! Celui-là sait, qui est fatigué. Et c'est sans regret, alors, qu'il quitte les brumes de cette terre, ses rivières et ses étangs, qu'il s'abandonne d'un coeur léger entre les mains de la mort, sachant qu'elle — et elle seule — lui apportera la paix.

Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite [Ce paragraphe fut dicté par Boulgakov mourant à sa femme en 1940. Marianne Gourg]

Friday, May 25, 2012

N’ayez pas peur

Toi devant, tiens haut la lampe ! Vous autres, sans bruit derrière moi ! Tous sur un rang ! Et silence ! Ce n’était rien. N’ayez pas peur. J’en porte la responsabilité. Je vous guiderai vers la sortie.

Franz Kafka, Journal, 6 août 1917
Les années nous viennent sans bruit.

Ovide, Les Fastes

Think

Thursday, April 12, 2012

Sur leur chemin solitaire

Quelques larmes naturelles ils versèrent, mais les essuyèrent aussitôt :
Le monde se présentait à eux tout entier, où choisir
Le lieu où ils se reposeraient, la Providence pour guide :
Tous deux main dans la main, du pas lent de la promenade,
Traversèrent l’Eden sur leur chemin solitaire.

Milton, Paradise Lost, Book XII

Thursday, March 8, 2012

Tuesday, November 1, 2011

Fuyez vous cacher !

Mettez-vous plutôt à l'écart !
Fuyez vous cacher !
Et ayez vos masques, de sorte qu'on vous confonde avec d'autres !
Et n'oubliez pas le jardin, le jardin au grillage doré !
Faites le choix de la bonne solitude.
La solitude libre, malicieuse, légère,
celle qui vous donne même le droit de demeurer bons en quelque manière !

Friedrich Nietzsche, Par delà bien et mal

Sur la route

Saturday, October 29, 2011

Considérer la fin

Il faut en toute chose considérer la fin, car à bien des hommes le ciel a montré le bonheur, pour ensuite les anéantir tout entiers.

Hérodote d’Halicarnasse