En 1934-1935, nous avons été parfaitement heureux, Elise et moi, dans cette région. Nous avions loué à une Mme Dupont quatre grandes pièces dans une vaste maison à allure de couvent au hameau des Queyrelles. Nous étions en face de la ville de Briançon, la dominant de peu mais assez pour l’avoir sous nos yeux, semblable à une vieille estampe avec ses remparts et ses portes. Assis dans le verger clos de murs qui donnait à la maison son caractère de chartreuse retirée si chère à mon cœur, je voyais les mulets bâtés passant les ponts-levis à côté de paysans noirs et de soldats bleus. Les hêtres de la montagne venaient en troupe jusqu’à la fontaine publique où nous allions chercher l’eau de la soupe. Tout de suite au-dessous de nous grondait doucement la Clarée et son confluent dans la Durance. Les nuits étaient bercées du bruit de ces eaux animées sur des pentes encore aimables. Juste avant l’aube, les peupliers se mettaient à bruire plus fort que les torrents dans le vent du Lautaret. Nous commencions tous nos matins en mettant sur notre phono les Concertos brandebourgeois de Bach. D’excellents amis venaient partager nos repas. Lucien Jacques habitait avec nous (nous prîmes par la suite l’habitude, lui et moi, d’aller cueillir dans les prés ces petits champignons roses qui font les « ronds de sorcière », et à force d’en manger nous eûmes des hallucinations fort inquiétantes. Elles nous saisissaient éveillés.) Je travaillais dans un grenier sombre et sonore, hanté de grands meubles ; je n’ai jamais su lesquels, il y avait cependant un lutrin énorme. Aline, grave et fine, usait de son visage italien pour faire ses amitiés d’enfant avec les oiseaux du verger (aussi avec les fourmis et les scarabées cétoines). Sylvie, gorgée de lait, mûrissait sans à-coup, grasse et belle dans son berceau. Elise se brisa la cheville un matin que nous allions camper au clos des Cavales.
Jean Giono, Voyage en Italie
Jean Giono, Voyage en Italie