Wednesday, March 9, 2011

Je pense

Si j'analyse le processus qu'exprime la proposition “je pense”, j'obtiens toute une série d'affirmations téméraires qu'il est difficile, peut-être impossible de fonder ; par exemple que c'est moi qui pense, qu'il faut qu'il y ait un quelque chose qui pense, que la pensée est le résultat de l'activité d'un être conçu comme cause, qu'il y a un “je”, enfin que ce qu'il faut entendre par pensée est une donnée déjà bien établie, — que je sais ce qu'est penser. (...)
En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu'une pensée vient quand elle veut, et non quand “je” veux ; c'est donc falsifier les faits que de dire : le sujet “je” est la condition du prédicat “pense”. Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l'antique et fameux “je”, ce n'est à tout le moins qu'une supposition, une allégation, ce n'est surtout pas une “certitude immédiate”. Enfin, c'est déjà trop dire que d'avancer qu'il y a quelque chose qui pense ; déjà ce “quelque chose” comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On déduit ici, selon la routine grammaticale : “penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant, donc..." (...) peut-être les logiciens eux aussi s'habitueront-ils un jour à se passer de ce petit “quelque chose”, qu'a laissé en s'évaporant le brave vieux “moi”.

Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal